Hommage au doyen de nos amiraux.
Il peut paraître présomptueux de parler d’une personne que l’on a à peine connue, mais Yvan Scordino compte parmi ces hommes et femmes que l’on croise furtivement au cours d’une vie et dont l’empreinte vous marque à tout jamais. En son hommage, pour sa famille, voici le texte que j’avais préparé suite à notre rencontre, deux ans jour pour jour avant son décès :
9 octobre 2021. Il est 12h30 et je suis invité par ma cousine Claire chez ses grands-parents maternels à Bailly, près de Versailles. La porte de l’appartement s’entrebâille et nous sommes reçus par Jerry, une dame souriante, à l’accent marqué du sud des États-Unis. Sa joie de vivre et son regard espiègle ne laissent aucun doute sur sa forte personnalité. Bras ouverts, elle m'accueille sur un ton assuré et charmeur : « Nicolas, on va se tutoyer, n’est-ce pas ? Quel bonheur de te revoir ! Je t'ai connu tout petit... » Ma première impression est teintée de surprise : bien coiffée, habillée sobrement, mais avec élégance, elle ne fait pas ses 92 printemps, surtout quand on sait qu’elle conduit encore !
Cette visite s’est faite à l’initiative de Claire. Je lui avais parlé de mon intention de publier le journal de campagne à bord de la Jeanne d’Arc de notre grand-père commun, le contre-amiral Michel Coursault, réalisé en 1937-38 autour du monde. Et je cherchais d'éventuels témoins de ce passé lointain. Elle m’avait alors raconté qu’ils venaient de fêter les 100 ans d’Yvan Scordino, l’homme qui s’avançait doucement vers moi, aidé de ses béquilles.
À quoi pouvais-je m’attendre ? On ne rencontre pas tous les jours un centenaire et l'on ne peut lutter contre les stéréotypes qu’on attache aux personnes très âgées. Et comment devais-je le saluer ?
« Tu peux l’appeler Yvan, mais cela lui fera peut-être plaisir que tu dises amiral », m’avait-elle conseillé.
Passé ce petit flottement où je n’ose m’asseoir dans un salon chargé d’histoires, Jerry (que sa petite-fille appelle Tatou) nous suggère : « mais on va boire du champagne. Veux-tu du champagne ? Viens avec moi choisir la bouteille, je ne sais s’il sera assez frais… » Le champagne est donc ouvert et Yvan me charge du service.
Je suis venu pour évoquer le souvenir de mon grand-père, décédé il y a plus de 35 ans, et j’ai beau avoir prévu quelques questions, je ne réussis à poser que la première. Yvan et Jerry ont bien connu Michel et Suzanne. Les épouses étaient amies, les époux tous deux officiers de marine, ils vivaient dans le même quartier du Cap Brun à Toulon où se rencontrèrent leurs enfants Cathy et René. Mais on ne peut diriger une conversation face à un monument. L’intelligence et la vivacité d’esprit ne semblent pas avoir été atteintes par le poids des âges, seuls le corps et le dos en ont les stigmates.
« Pourquoi des officiers finissent leur carrière au grade de contre-amiral et d’autres à celui de vice-amiral ? », dis-je en consultant mon carnet.
« Il y a des choses qui ne peuvent se dire, me répond-il. Cela blesserait certains, sans que cela remette en cause leur valeur. Personnellement, j’ai été protégé par mon supérieur qui m’a promu six mois avant la fin de ma carrière. » La discussion se poursuit et il raconte :
« En 1961, je commandais le dragueur la Renoncule et alors que je devais quitter mon poste pour être remplacé par l’amiral Vercken (capitaine de corvette en ce temps-là), on demanda de prolonger mon commandement à l’occasion de la visite du Général de Gaulle. Il venait inspecter les installations portuaires de Marseille à notre bord, serré de près par une myriade d’officiers, journalistes et politiques. Ils étaient montés au poste supérieur d’où l’on dirige le bateau, et de ce fait je n’avais plus assez de place pour manœuvrer correctement, et dû descendre au pont inférieur. De là, j’ai réussi le plus bel accostage de ma carrière, en arrivant par tribord sur le quai, alors que cela se fait habituellement par bâbord, en suivant une courbe. »
Ses explications se complètent du geste de la main qui dessine dans le vide cette légère parabole mystérieuse à mes yeux de profane, mais que l’intonation de la voix et la profondeur du regard me persuadent de l’authenticité.
« Cette manœuvre a ébloui mon chef et contribué à ma nomination au grade supérieur. »
L’heure de passer à la salle à manger sonne et nous nous installons autour d’un repas simple, mais convivial. Le vin rouge remplace le champagne, confirmant ses pouvoirs de conservation. Jerry insiste pour que son mari finisse son plat avant de poursuivre notre échange. Au dessert, elle nous propose un choix de glaces, et Yvan répond :
« J’ai pris du café hier, je prends du chocolat aujourd’hui. »
100 ans tout de même ! Fêtés récemment autour de leur grande famille : 4 filles, 15 petits-enfants et 34 arrière-petits-enfants, en 75 années de mariages !
« Nous nous sommes mariés à Memphis en 46, mais l’acte a été enregistré à La Nouvelle-Orléans, car c’est là que se trouvait le consulat de France », explique Jerry.
Mis à l’aise par mes hôtes, j’ose alors lancer : « Vous avez peut-être connu Elvis ? »
« Bien sûr, mais c’est surtout ma sœur. Ils étaient ensemble à l’école et il l’a même embrassé à l’âge de 10 ans lors d’un jeu d’enfant. »
L’occasion était trop belle et je ne manque pas de leur demander plus intimement comment eux-mêmes s’étaient-ils trouvés.
« J’étais toute jeune, 17 ans, et Yvan en avait 25. C’était un très beau jeune homme, élève officier à l’école de pilotes de l’aéronavale... »
S’ensuit un débat sur le déroulé exact de cette première rencontre.
« Je faisais du patin à roulettes quand nos regards se sont croisés pour la première fois. Il a voulu me revoir et m’a donné un rendez-vous, » dit-elle assez fière.
« J’étais l’un des seuls de mes camarades à avoir une voiture et je faisais le taxi pour les uns et les autres. Malheureusement, j’étais en retard… » précise Yvan, un peu embarrassé par l’engouement de sa femme à conter certains détails personnels.
« Il est arrivé en courant, et contrairement aux mauvaises prédictions de certaines, on s’est marié. »
Yvan ne serait pas lui sans Jerry et ainsi sont certains couples à l’histoire tumultueuse. Elle a un art pour entretenir les légendes, pas seulement celle du King, mais aussi celle de leurs origines. Claire semble d’ailleurs ne plus discerner le vrai du faux. L’une d’entre elles fait remonter leurs ancêtres à des Cherokees, tandis que le prénom d’Yvan serait lié à l’attrait de sa mère pour la culture russe…
« Je suis né Italien, mon père venait de Sicile et l'on a été naturalisé français en même temps (décret du 16 janvier 1923), mais ma mère était Française. Nous vivions à Tunis où j’étais ami de Sam Beckett. On se déguisait en Arabe et nous partions admirer les Russes blancs et leur flotte réfugiée à Bizerte. »
Cette attirance pour les Russes ne tarira jamais et Yvan apprit sur le tard la langue de ces cousins supposés, accomplissant 5 ou 6 voyages au pays de Pouchkine.
« On ne devenait pas officier de marine sans le vouloir vraiment. Moi, je le savais depuis mes 12 ans. On vivait pour ça et nous trouvions tous les moyens pour y arriver. Au cours de ma carrière, tout ce que je faisais m’intéressait. »
Yvan Scordino intègre l’école navale en 1939, avec un an d’avance.
« Comment avez-vous vécu les évènements de mai-juin 1940 ? »
« Nous étions à Brest et nos officiers ont décidé de nous évacuer à bord du cuirassé Le Richelieu. Nous craignions l’aviation allemande et j’étais posté dans la tourelle d’une mitrailleuse. Finalement, nous avons rallié Casablanca sans encombre, avant de continuer vers Dakar. J’ai appris la capitulation allemande à bord d’un destroyer, en patrouille au large des côtes atlantiques. »
« Et puis tu es venu à Memphis », rebondit Jerry.
« Oui, mais j’avais déjà séjourné en Amérique. Nous étions deux groupes d’élèves officiers à être formés pour l’aéronavale. Les cours étaient en français. Après nous, seuls les Américains sont restés. »
Jerry se souvient de son voyage vers l’Europe, un aller simple à contre-courant des migrations du moment.
« Nous étions à bord d’un transporteur de troupe, qui comptait à peine 4 ou 5 femmes. J’étais enceinte de quatre mois et la traversée fut difficile. Mon mari était dans les ponts inférieurs et j’ai demandé à le voir. Un capitaine a finalement gentiment désigné une chambre pour nous deux. »
Yvan Scordino fait partie des fondateurs de l’aéronavale d’après-guerre en France. Sa carrière culmine dans les années 70 avec le commandement du porte-avions Clemenceau de 1970 à 1971, puis à la tête de l'aviation embarquée de fin 1973 au 1er octobre 1975. Sous-chef d'État-major, aéronautique navale, du 1er octobre 1975 au 1er décembre 1978, il est officier de la Légion d’honneur. Il continuera par la suite une carrière civile au sein de l’entreprise Dassault.
Il est 15h et le moment est venu de partir pour prendre mon train. J’avoue que je serais bien resté toute l’après-midi à écouter Yvan et Jerry, car ils m’ont tant raconté en si peu de temps que je n’ose imaginer tout ce qu’ils pourraient encore enseigner. Nous les saluons et je tente un « au revoir amiral ». L’homme fait deux pas en avant, rumine quelques secondes et me dit :
« Ne dites pas amiral, appelez-moi Yvan. »
Yvan Scordino est né le 8 juin 1921 à Tunis.
Marié le 8 juin 1946 à La Nouvelle-Orléans à Doris Géraldine, Jerry « Tatou » WHITENTON.
Breveté pilote et aéronautique, diplômé de l’École de guerre navale.
Officier de la Légion d’honneur.
Florence Parly, ministre des Armées, a adressé ses hommages au Vice-Amiral Yvan Scordino, à l’occasion de son centenaire.
L’Amiral s’est éteint chez lui, le 9 octobre 2023, entouré de son épouse et des siens. Ses obsèques auront lieu le jeudi 12 à l’église de Bailly dans les Yvelines.
Vous pouvez retrouver sa biographie sur le site suivant :
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