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Nicolas Coursault

Erwin Naef et l’accueil des réfugiés en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale


Témoignage d'Erwin Naef sur l'accueil des réfugiés en Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale
Erwin Naef (à gauche) et ses frères

Préambule :


L’écriture d’un roman commence par un long travail de recherche. Bruno, le héros de Solstice 40, est interné dans les Stalags autrichiens. Parmi les milliers de prisonniers qui s’y entassent, certains rêvent d’évasion. Un nombre non négligeable va tenter de se faire la belle, mais peu y parviendront. Le chemin vers la liberté passait naturellement par la Suisse et je me suis donc posé la question de l’accueil des réfugiés par les autorités helvétiques.

Mes recherches étaient peu fructueuses et c’est seulement en langue allemande que j’ai découvert les travaux des historiens suisses Gregor Spuhler et Georg Kreis.

Tous deux ont notamment participé à la commission Bergier qui a enquêté sur l’affaire des fonds en déshérence et les rapports de la Suisse avec le Reich pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans ce cadre, ils ont retranscrit et analysé les lettres du lieutenant Erwin Naef, officier des gardes-frontières.

L’importance de ce rare témoignage m’a semblé évidente. Un devoir de mémoire qui m’a poussé à le publier. Monsieur Gregor Spuhler m’a gentiment donné la permission d’en faire la traduction et la publication sur ce blog. À noter que j'ai choisi de traduire en gardant l'authenticité du texte original, conservant les expressions désuètes ou offensantes pour notre époque.

Une semaine en septembre 1943

Le rejet et l'accueil des réfugiés juifs au Tessin par le premier lieutenant Erwin Naef.

Gregor Spuhler, Georg Kreis, traduction de Nicolas Coursault

"Balern[a], dimanche soir. 26 septembre 1943 :

Ma très chère épouse,

Hier, j'ai été soulagé, Dieu merci. Je suis en réserve maintenant. Dans la semaine écoulée, j'ai vécu la chose la plus triste que j'ai jamais rencontrée dans ma vie. D'abord, d’innombrables réfugiés italiens, en civil, ont été repoussés de l'autre côté de la frontière. Parce qu'il est apparu que seuls les Italiens qui ne se sont pas rendus d’eux-mêmes, seraient punis par les Allemands. Une fois, pendant toute une nuit, une colonne (italienne) s’est retirée de l'autre côté de la frontière. J'ai entendu dire que seuls 20 000 hommes environ devraient rester en Suisse. En échange, nous avons laissé passer de nombreux prisonniers de guerre évadés, pour la plupart Anglais, Grecs et nègres de l'armée coloniale française. Quand je parlais aux Anglais dans leur langue, ils étaient tous surpris et ravis.

Mais la détermination à rejeter les Juifs était également terrible. Ceux-ci étaient pour la plupart originaires de camps juifs allemands et, après de malheureuses souffrances, se sont glissés à travers un trou dans l'enceinte métallique quelque part dans le fourré à notre frontière, et ont terminé ici, totalement épuisés.

Il y a quelques jours, un groupe de 20 Juifs s'est rendu. On m'a ordonné de prendre les enfants de moins de 6 ans et leurs mères, et de chasser les autres.

Dans ce groupe, il y avait notamment 6 jeunes femmes de 15 à 30 ans, avec leurs vêtements déchirés en lambeaux, les visages meurtris, affamés et épuisés.

Je l'ai signalé aux autorités compétentes de Chiasso. Ordre : renvoyez-les par la force ! Les filles se sont agenouillées devant moi, en pleurant et suppliant. J'ai ordonné à mes soldats d'agir à la baïonnette et de les conduire de force à l'enceinte frontalière. Elles ont quitté notre sol en lançant des malédictions sur la Suisse, hurlant et se défendant et ont été reçues par les gardes-frontières italiens au-delà.

Il y avait aussi une famille avec des enfants de 3, 5, 7 et 10 ans, père et mère. Une fois de plus, j’ai demandé si au moins cette famille pourrait être laissée ensemble. Réponse : en aucun cas. Donc, nous les avons chassés à la force des armes. Je ne peux pas vous décrire la scène, comment les deux enfants les plus âgés s'accrochaient à leur mère, cette dernière à son mari. Parce que l'emmener et le jeter dehors signifiait ne plus jamais les revoir…

Puis un petit enfant de 2 ans, enveloppé dans des chiffons, sa mère de 30 ans, une grand-mère de 60 ans, malade et à peine capable de se tenir debout. À ma demande urgente à Chiasso d'autoriser la grand-mère à entrer, j'ai reçu une réponse négative.

Puis encore une famille avec une fille de 5 ans, un fils de 13 ans, plus le père et la mère. Le père et le fils devaient être expulsés ensemble.

Mais ces ordres ne pouvaient pas être exécutés, même avec l'arme... parce que les gens étaient couchés... et nous ont demandé de les abattre. Ils préféraient cela aux martyrs des Allemands. J'ai appelé le Major Werdmüller, afin qu’il soit responsable en cas de sang versé. Il m'a dit d'attendre. Une heure après, il est arrivé à cheval. Il a également essayé d'obtenir des plus hautes autorités une permission d'entrée pour les familles. Inutile !

J'ai de nouveau ordonné aux soldats l’expulsion par la force. Une courte échauffourée et des cris terribles de femmes et d'enfants s’ensuivirent. C'était aussi trop pour le major. En vérité, les larmes roulaient sur ses joues (je m'étais déjà retourné plusieurs fois pour essuyer les miennes). Il a finalement ordonné que la famille avec les 4 enfants et celle qui est avec la grand-mère puissent rester ici.

Celle avec le jeune de 13 ans peut aussi entrer, mais sans le fils. Sur ce point, le père juif de ce garçon a déclaré qu'il n'abandonnerait aucun de ses enfants. Il préfère retourner avec toute sa famille pour être abattu par les Allemands.

C'est ainsi que cette famille a été aussi perdue.

Dernier vendredi après-midi à 13 heures, j'ai été alarmé. Un groupe de 8 juifs a été regroupé dans la forêt. Je les ai laissés entrer dans le restaurant Paradiso, cinq Hollandais, un Belge et deux Allemands juifs. Complètement épuisés. Chargés de lourdes valises, en haillons et désespérés. J'ai appelé Chiasso.

Ordres : Retour sans exception.

Ces gens ont vraiment supplié et imploré à genoux. Le père de la famille néerlandaise a insisté pour qu'au moins ses enfants, deux fils de 12 et 14 ans et une fille de 16 ans, soient autorisés à rester. Lui-même ne donnerait rien pour sa vie. Ils avaient fui la Hollande pour se réfugier en France. Après la capitulation italienne, les Italiens les ont traînés à travers les Alpes savoyardes, puis les Allemands les ont mis dans des camps de concentration, dont ils se sont échappés deux fois faute de sécurité suffisante. Recapturés et mis dans des wagons de marchandises avec plusieurs centaines de Juifs. Ils se sont évadés d’un wagon dans une gare et enfuis dans un train de voyageurs. Celui-ci est parti la nuit et soudain ils étaient à Milan. Personne n'a osé les prendre. Ils se sont échappés dans les bois. Nourriture à partir de fruits volés, principalement du raisin. Enfin en Suisse. - Ça n'a servi à rien…

J'ai dû alerter mon garde. Baïonnette au fusil, j'ai ordonné que les bagages soient ramassés et au garde de les escorter. Les femmes ont dû être emmenées à grands cris, proférant de terribles malédictions sur la Suisse. Le vieux juif de 62 ans avec de lourds bagages pouvait à peine marcher. Il a pleuré et supplié. Une femme, Allemande, s'est défendue autant qu'elle a pu et a crié. Les soldats l’ont traînée sur le sol sur environ 50 mètres. Puis nous avons atteint, à environ 100 mètres de la frontière, le chemin escarpé et plein de racines à la lisière de la forêt. Ici, la fille est tombée au sol, y compris le vieil homme, puis le père de famille. Seule la mère de la famille marchait fièrement et encourageait ses enfants. - J'ai alors ordonné aux gardes de s’arrêter ! Nous avons alors examiné la situation. La fille avait une grosse jambe enflée. Les deux vieux se sont arrêtés de parler et une femme se roulait sur le sol. Puis je suis retourné en courant à Pédrinate pour téléphoner au commandement supérieur de Chiasso.

Ordre reçu : transporter les malades jusqu'à la frontière. J'ai expliqué que c'était impossible et que je souhaite être rappelé à mon poste. Un major m'a dit de voir immédiatement un médecin de mon bataillon, puis de rappeler et prendre d'autres ordres. J'ai immédiatement appelé le maire de Pedrinate pour obtenir l'aide de la Croix-Rouge. En un quart d’heure, il y avait 4 filles du FHD (Frauenhilfsdienst : service d’aide aux femmes) en uniforme avec bandeau à Croix-Rouge et une civière. La responsable, une jeune fille de 21 ans, fille de ma logeuse, a organisé tout ce qui était nécessaire. Mes soldats ont transporté les malades un par un jusqu'à une auberge. La commune a pris en charge la restauration.

À 20 heures, mon major a ordonné que la commune fournisse un logement de nuit. Tout le monde a été logé dans un endroit sombre avec 1 table, 10 chaises et de la paille par terre.

À 22 heures, Chiasso ordonne qu’à 9 heures du matin le groupe devra être expulsé en toutes circonstances. Puis à 23h30 nouvel ordre de Chiasso disant d’attendre de nouveaux ordres à 9h00 le samedi. Puis j’ai discuté secrètement avec la jeune fille de 21 ans du FHD sur la situation des Hollandais. Leur ambassade pourrait les aider, mais je ne dois rien faire. C’est une question qui relève de la Croix-Rouge. Elle a passé un rapide coup de fil au prêtre du consulat hollandais à Lugano, et celui-ci a téléphoné à Berne. Berne et la jeune fille de 21 ans ont fait des allers-retours jusqu'à 2 heures du matin.

Samedi matin 5 heures, lever du jour. Je rends immédiatement visite aux réfugiés. Plein d'espoir, ils me regardent par anticipation et je les encourage. Le peloton du lieutenant Annen devait me remplacer à 10 heures du matin. Mais à 9 heures précises, ordres de Chiasso : tous les réfugiés restent ici ! Quelle joie, j'ai résisté, parce que tout le monde, y compris les hommes ont essayé de s'enrouler autour de mon cou. J'ai félicité la fringante jeune fille qui a tout arrangé. Une femme et la fille ne pouvaient pas marcher et ont été emmenées à Chiasso en voiture.

Je dois ajouter le fait qu'un médecin de notre bataillon les a tous examinés et trouvés dans un épuisement physique complet.

À 10 heures, j'ai pu partir et je suis maintenant de retour à Chiasso.

À Pedrinate, je m'étais fait d'innombrables amis, en particulier auprès des autorités locales. Le maire, comme il me l'a dit, vous a envoyé à mon insu des grappes de raisin. Ma logeuse m'a toujours donné la meilleure nourriture, du café complet le matin, des champignons, etc.

Le plus beau et le plus gros raisin m'a été présenté par le maire. Vous l’aurez reçu dans l'intervalle.

Demain matin, je dois inspecter toutes nos patrouilles frontalières. De Ponte Faloppia via Pedrinate, Laghetto à Chiasso.

Le 1er octobre, notre capitaine vient à Mendrisio et au plus tard le 2 octobre mon train part avec moi pendant 24 heures en vacances. Puis retour à la frontière.

Il me manque des chemises, des chaussettes et des shorts.

Après un bref orage, le soleil brille à nouveau. Je sors un peu plus avec Henggeler, direction Sant Antonia, où j’ai mon camp d'internement.

Salutations chaleureuses et chers baisers

Votre Erwin. »

L'accueil des réfugiés en Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Frontière franco-suisse à Pedrinate en 1943.

Le nombre de réfugiés rejetés par la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale a été un sujet de discussion constant depuis le rapport de la Commission d'experts indépendants suisse - Seconde Guerre mondiale (CIE).

La pratique des rejets et des admissions à la frontière est à peine discutée, bien que certaines études importantes soient disponibles. Elles montrent que les gardes-frontières et policiers suisses chargés de la mise en œuvre de la politique restrictive des réfugiés disposaient d'une marge de manœuvre très importante et que l'utilisation de cette marge de manœuvre avait des conséquences considérables pour ceux qui cherchaient de l'aide.

Cependant, il semble que - notamment dans le cadre des efforts de réhabilitation - en particulier les aides aux réfugiés à l'intérieur et à l'extérieur des organes de l'État, nul n’a été légalement poursuivi ou du moins sanctionné professionnellement pour leur engagement.

Pour ces hommes qui ont fait ce que la rétrospective a souvent décrit comme un « travail » difficile - que ce soit par conviction, par sens du devoir ou par réticence - et sans la coopération desquels la politique des réfugiés n'aurait pas pu être mise en œuvre, la recherche historique ne s’est intéressée, en dehors de celle de Stefan Mächler, à presque aucune étude de cas à ce jour.

La lettre du premier lieutenant de Rorschach Erwin Naef (1913-1968) à sa femme Alice Naef-With donne un aperçu de la pratique du rejet à l’automne 1943 au Tessin, du point de vue d'un garde-frontière. Ce document se distingue des rapports que nous connaissons, dont la plupart traitent du refoulement avec le recul du temps et souvent en termes plus généraux, par la précision et le détail des événements qui y sont décrits. Le document peut également prétendre à un degré élevé de crédibilité, car il ne vise pas à avoir un impact public et se contente de décrire les expériences du passé, dans un rapport privé.

La lettre d'Erwin Naef fait partie d'une longue correspondance avec Alice With, qui comprend trois dossiers fédéraux et couvre la période allant de 1934, date où le couple se rencontre, jusqu'en 1954. L'officier de 30 ans a raconté à sa femme ses expériences pendant plusieurs jours de marche à travers les montagnes, lors d'exercices de combat avec des lance-flammes et des grenades à main. Il s'est décrit comme un supérieur qui a été accepté par ses subordonnés, parce qu'il leur a seulement demandé de faire ce qu'il pouvait faire lui-même. Il était responsable de l'entraînement au combat rapproché et commandait parfois une « troupe d'assaut » de 36 hommes, une unité d'élite pour les missions de combat. Au-delà de la représentation vivante des événements dramatiques, le document est également intéressant, car le premier lieutenant occupait une position intermédiaire au sein de la hiérarchie militaire : il recevait des ordres et donnait des ordres en même temps, ce qui doit être pris en compte lors de l'examen de sa marge de manœuvre.

Dans ce qui suit, le document est replacé dans son contexte historique ; puis les événements décrits sont résumés et analysés. À la fin, il y a la question de savoir comment les décisions concernant l'admission ou le rejet, c'est-à-dire la vie ou l'acceptation de la mort, sont arrivées et comment les actions du lieutenant Naef peuvent être expliquées et évaluées.

Septembre 1943

Après le débarquement des Alliés en Sicile le 10 juillet 1943 et le renversement de Mussolini, les Alliés débarquèrent dans le sud de l'Italie en septembre, puis l’Italie capitule le 8 septembre.

La Wehrmacht occupait le nord de l'Italie, les hommes italiens devaient être enrôlés dans l'armée allemande à la mi-septembre et les nationaux-socialistes commencèrent à déporter les Juifs du nord de l'Italie. Ces événements ont déclenché une vague de réfugiés à l'automne 1943 qui comprenait des civils et des soldats italiens, des résistants, des prisonniers de guerre évadés et des réfugiés juifs. Le 27 juillet 1943, le Département fédéral de justice et police (DFJP) a émis la directive : "Tout étranger (civil ou militaire) qui tente de franchir illégalement la frontière suisse depuis l'Italie doit être refusé."


Cependant, lorsqu'il s'est avéré en septembre qu’ils y avaient très peu de fascistes parmi ceux qui tentaient d'échapper en traversant la frontière, mais que les groupes susmentionnés se réfugiaient principalement en Suisse, l’EJPD a changé ses instructions le 14/15 septembre 1943 : les réfugiés civils ayant des parents, des conjoints ou des enfants en Suisse devant être admis ; pour les autres, ce qui suit s’applique : " Les étrangers qui font croire qu'ils sont particulièrement en danger de mort doivent être signalés par téléphone au policier du commandement territorial des gardes-frontières, qui décidera s'ils peuvent être admis ou rejetés ». C'est donc l'armée, qui avait été appelée pour soutenir le corps de gardes-frontières appartenant au Département fédéral des finances et des douanes, qui a tranché au cas par cas. Ceci est surprenant dans la mesure où l'armée était en fait destinée à avoir une fonction auxiliaire et n'avait qu'à retenir les réfugiés et les ramener à l'arrière. Dans cet esprit, le lieutenant-colonel Oskar Wyss, chef de section de l'Oberzolldirektion, a rappelé lors d'une conférence à Lugano en mars 1944 que la décision d'admission ou de rejet appartenait aux gardes-frontières (avec les gardes-frontières individuels, avec leur chef de poste ou leur officier de section) et avec aucun autre organe. Les instructions générales font foi ; en cas de doute, le policier du Commandement territorial doit être consulté. Le chef de section Wyss savait très bien que les refus étaient « de la plus grande importance » pour la plupart des réfugiés ; la responsabilité individuelle des gardes-frontières est particulièrement grande en raison des "règles imprécises ou uniquement générales qui laissent aux gardes-frontières une large marge de manœuvre". Wyss a vivement critiqué le département de police du FDJP : « Ces instructions dans leur forme actuelle sont souvent incompréhensibles pour quelqu'un qui n'a pas vécu lui-même les développements de ces derniers temps. Nous avons demandé à maintes reprises au service de police une nouvelle compilation des règlements qui s'appliquent aujourd'hui sous la forme de nouvelles instructions plus précises. À ce jour, cependant, sans succès ».


Cette critique de Wyss est d'autant plus justifiée que, par exemple, la directive du 14/15 septembre 1943 ne définissait plus aucun critère d'admission, et ne faisait même pas référence aux instructions de 1942 selon lesquelles les enfants, les femmes enceintes ainsi que les personnes âgées et les infirmes étaient admis pour des raisons humanitaires. Comme il était difficile de faire la distinction entre les hommes civils et les soldats, il a été ordonné le 17 septembre que tous les hommes de plus de 16 ans devaient être rejetés. La nuit précédente, plusieurs milliers de jeunes Italiens avaient franchi la frontière et, dans les semaines suivantes, plus de 20 000 réfugiés militaires, plusieurs centaines de prisonniers de guerre évadés et de nombreux réfugiés civils atteignirent la Suisse. Selon les recherches de Guido Koller, plus de 4500 réfugiés civils ont été admis en septembre 1943 et un total de 12154 réfugiés civils du 1er septembre 1943 au 31 mars 1944. Dans le même temps, l'armée et les gardes-frontières ont également procédé à de nombreux rejets : pour les seules trois journées du 21 au 23 septembre 1943, c'est-à-dire précisément les jours où Naef a témoigné, l'Oberzolldirektion a signalé 1726 expulsions, et à partir du 1er septembre 1943 au 31 mars 1944, plus de 12 500 réfugiés civils avaient été refoulés ou déportés.

Erwin Naef, qui était en poste à Balerna près de Chiasso depuis la mi-septembre 1943, avait rapporté à sa femme le 20 septembre et à son frère aîné Oskar le 22 septembre, dans des lettres tout aussi dramatiques, le rejet des réfugiés militaires italiens. Dans le présent document, il mentionne les différents groupes de réfugiés dans l'introduction ; mais après cela, cependant, il ne s'agit que de l'admission et du rejet des réfugiés juifs.

Accepter ou rejeter ?

La lettre n'est pas datée, mais elle peut être datée sans aucun doute au dimanche 26 septembre 1943. L'officier avait reçu l'ordre le dimanche précédent de « prendre le commandement directement à la frontière ». Comme dans d’autres lettres, l’auteur est revenu sur la semaine écoulée. Alors qu'il avait précédemment rendu compte avec enthousiasme des marches forcées et de l'entraînement au combat, il a maintenant décrit "la chose la plus triste qu'il ait rencontrée dans sa vie".

Un examen plus attentif révèle que Naef décrit deux événements différents, si précisément que les dates et certaines personnes peuvent être identifiées à l'aide des dossiers de réfugiés des Archives fédérales et des Archives d'histoire contemporaine : le mercredi 22 septembre, un groupe 20 réfugiés juifs est arrêté. En fait, Naef mentionne 19 personnes. Parmi elles, six jeunes femmes âgées de 15 à 30 ans, qui ont été repoussés de l'autre côté de la frontière à coup de baïonnettes. On ne sait rien de leur sort.

Il y a aussi une famille avec quatre enfants de moins de dix ans, ainsi qu’une fille de deux ans avec sa mère et sa grand-mère qui devaient également être rejetées ; mais après une bagarre et des hurlements bruyants, le major amené par Naef a décidé que ces deux familles pouvaient rester. Il s'agissait d'une famille italienne nommée Lusena et Lenka Glück, née en 1885, qui avait fui Zagreb avec sa fille Ella Krec et sa petite-fille Marianne. Les deux femmes ont donné un camp en Croatie comme dernier endroit où se trouvent leurs maris.


Une famille de quatre personnes appartenant au même groupe "a été perdue" car le major voulait accueillir les parents et leur fille de cinq ans, mais voulait rejeter seul le fils de 13 ans, ce que le père n'a pas accepté. Cette famille, comme les six femmes, a été reçue par les gardes-frontières italiens. Leur sort est incertain et n'a pu être suivi pour la présentation du document suivant. Il ne faut pas en déduire trop vite que les gardes-frontières italiens, dont beaucoup avaient des réserves sur les Allemands, les ont remis directement à leurs persécuteurs. Le fait que les Juifs du nord de l'Italie étaient en danger extrême à cette époque est prouvé par le massacre bien connu de Meina au bas du lac Majeur, où des hommes SS ont tué une vingtaine de Juifs, dont la majorité avait fui la Grèce, par balles dans le cou et les ont jetés dans le lac.


Le vendredi après-midi 24 septembre 1943, les soldats de Naef arrêtèrent un groupe de huit juifs. Il s'agissait d'une famille néerlandaise avec trois enfants âgés de 12, 14 et 16 ans, ainsi que deux juifs allemands et un Belge. Après un premier refus d’entrée sur le territoire suisse, Naef a fait une tentative dramatique d'expulsion. Baïonnettes attachées, un Allemand a été traîné sur 50 mètres au-dessus du sol, hurlant et se défendant, tandis que plusieurs personnes se sont effondrées et sont restées couchées. Naef a mis un terme à cela et après une longue nuit de négociations intensives, la famille néerlandaise Schupper et leurs trois compagnons ont été acceptés. Si l'on faisait ici un bilan quantitatif, sur la base des calculs de Jean-Christian Lambelet, on pourrait prétendre que la Suisse a mené une politique de réfugiés généreuse : de septembre 1943 à mars 1944, le taux d'admission était de 49% (12500 refus pour 12154 admissions), et l'unité de Naef était extrêmement généreuse avec un taux de 63% - 27 demandes d’asile, 17 admises. De tels exercices de calcul ne peuvent rien expliquer ni détourner l'attention des questions importantes : comment les décisions ont-elles été prises ? Et quelle marge de manœuvre les persécutés et les Suisses avaient-ils à la frontière ?

L'accueil des réfugiés en Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Le Maire Tullio Camponovo à droite, au centre en civil le Maire de Chiasso Guido Bianchi et le docteur Bernasconi, entourés de 13 infirmières de la Croix-rouge.

Processus de décision et champ d'action

Le lieutenant Naef a suivi les instructions du FDJP des 14/15 septembre et a signalé l’arrestation des réfugiés à son supérieur à Chiasso. Il était clair pour tout le monde que les persécutés étaient en danger de mort. Naef écrit à son frère : « les pères se sont agenouillés devant moi et ont supplié. Ils savaient ce qui les attendait là-bas - ce que les réfugiés m'ont dit des dizaines de fois ces derniers jours. Les juifs et les réfracteurs sont facilement fusillés en masse ». Les décisions de Chiasso qui ont suivi le 22 septembre étaient contradictoires : au début, il a été dit que tous, sauf les enfants de moins de six ans et leurs mères, devaient être rejetés. Après l'expulsion des six jeunes femmes (selon une directive du 26 juillet 1943, toutes les filles jusqu'à l'âge de 18 ans auraient dû être admises comme particulièrement à risque), Naef a téléphoné à Chiasso individuellement pour chaque groupe. Dès lors, la décision était que la famille de six personnes devait être rejetée dans son intégralité, même si deux enfants avaient moins de six ans. Dans le cas de la famille de quatre personnes, cependant, il a été dit que « seuls » le père et le fils devraient se voir refuser l'admission. Et quand Naef a défendu la grand-mère de 60 ans - probablement en vue des exemptions humanitaires pour les personnes âgées et les infirmes - ils ont ordonné qu'elle soit ramenée de l'autre côté de la frontière. Il est évident que les décisions dans la présente affaire étaient très éloignées des considérations juridiques, contredisaient les directives applicables et étaient arbitraires - c'est très clair dans le cas du fils de 13 ans, que le major voulait rejeter. La situation juridique « confuse » était déjà critiquée à l'époque elle-même : il y avait de nombreuses instructions contradictoires qui, de plus, étaient interprétées très différemment - les plaintes correspondantes figuraient à plusieurs reprises dans les dossiers à partir de l'été 1942.

La décision d'admission ou de rejet n'a donc pas été prise sur la base de critères juridiques, mais a été le résultat d'un processus de négociation conflictuel entre les réfugiés, les soldats à la frontière et les décideurs derrière eux. Ces derniers ont également joué un rôle important dans le cas présent. On dit encore et encore : « téléphone à Chiasso », « postes supérieurs de Chiasso » et « ordre de Chiasso », mais aussi « téléphone à Berne ». Les décideurs, qui sont restés anonymes, étaient assis à leur bureau aux deux endroits. « Chiasso » n'a pas non plus d'autre nom. Le rapport final du commandement territorial 9b se limite à des formulations générales qui ne montrent pas qui était responsable de quoi. La politique des réfugiés a fonctionné selon une division du travail entre les organes de décision de l'arrière-pays, qui reposent sur le principe de la défense, et les utilisateurs au front, comme l'écrit ostensiblement Stefan Mächler : une chaîne de travail structurée de manière hiérarchique, qui permet de transférer la responsabilité de manière plus ou moins transparente, de sorte qu'à la fin, l'impression est créée que tout le monde a simplement suivi les instructions et exécuté les ordres. Pour les responsables qui étaient loin des réalités du terrain, il était plus facile d'exiger la mise en œuvre cohérente des règles qu'ils avaient parfois élaborées eux-mêmes, tandis qu'à la frontière, concrètement, il était beaucoup plus difficile pour les agents d'agir selon les règlements au vu des conséquences pour les persécutés. Comme on le sait, même le chef de la police Heinrich Rothmund a été exposé à ce dilemme. Lorsque, lors d'une inspection aux frontières en août 1942, il rencontra une « compagnie généralement très désagréable » de Juifs belges et polonais, qui comprenait deux enfants réfugiés « copieux », il ne put les faire expulser car cela aurait signifié mettre leur vie en danger. Puis il retourna à Berne - et ordonna la fermeture de la frontière le 13 août 1942.

Les réfugiés décrits par Naef se sont comportés différemment : certains ont accepté leur sort tout en conservant une décence et toute leur dignité (Naef : le père juif a écarté ses bras et a dit qu'il n’abandonnerait aucun de ses enfants ; la mère néerlandaise est allée à la frontière sur le chemin du retour « se promener fièrement et encourager ses enfants »). Les autres ont crié et se sont accrochés, se sont jetés sur le sol ou se sont allongés épuisés. Le succès de ce second comportement, qui aurait pu entraîner une action plus dure des gardes-frontières, est peut-être dû, entre autres, au fait que les réfugiés ont été confrontés à des soldats d'une milice. En général, les gardes-frontières professionnels ont imposé les rejets de manière plus cohérente que les soldats qui n'étaient pas préparés à cette tâche. Ceci est documenté pour la frontière dans le Jura ; au Tessin, cependant, c'était plutôt l'inverse. Les soldats germano-suisses auraient pu agir plus implacablement que les soldats tessinois. L'affaire Naef montre également si et comment la marge de manœuvre a été utilisée, mais dépendait finalement dans une large mesure de l'attitude du responsable et de la situation particulière.


Pour le lieutenant Naef, cette semaine de septembre 1943 était une tâche au cours de son service actif auquel il ne s'était pas attendu et n'aurait pas pu imaginer auparavant. Au lieu de se battre en « hommes » contre les troupes allemandes, auxquels il avait préparé ses troupes, il devait maintenant intercepter des civils épuisés et désespérés. Il n'avait pas sollicité le commandement à la frontière, se sentait désolé pour les persécutés et voulait les aider, ce qui entrait en conflit avec les ordres reçus. Le document précise la marge de manœuvre dont disposait le lieutenant - compte tenu d'une politique des réfugiés qui comportait d'innombrables directives et des dispositions détaillées, mais qui, malgré la connaissance répandue du meurtre de millions de Juifs, resta inchangée en septembre 1943 et dont l'essence était résumée par Naef en une seule phrase : « Terrible était [...] la détermination de rejeter également les Juifs ».

Naef a tenté de négocier en faveur des réfugiés avec les officiers responsables à Chiasso. Cependant et en fin de compte, il a décidé d'utiliser la force pour exécuter les arrêtés d'expulsion. Aucun de ses soldats n'a protesté. Ce n'est que lorsque la résistance des réfugiés est devenue si dramatique que l'effusion de sang ou la mort par épuisement étaient à craindre qu'il s'est arrêté et a appelé le major. D'une part, il s'agissait d'une délégation de responsabilité, mais d'autre part, c'était aussi une habile tentative d'obtenir un soutien dans le différend avec le policier responsable à Chiasso en demandant à un officier supérieur de venir sur place. Dans une certaine mesure, le calcul de Naef a fonctionné : le major est intervenu par téléphone depuis Chiasso lors de l'incident du 22 septembre et Naef a décidé seul, quand ses demandes ont été infructueuses, au mépris de l'ordre de Chiasso et les larmes aux yeux, au moins (c'est-à-dire malgré la décision d'expulsion incompréhensible pour le jeune de 13 ans) pour accueillir deux familles. Vendredi après-midi, alors que la famille néerlandaise et leurs compagnons étaient impliqués, le major lui a conseillé (on ne sait pas si c'était la même chose) de voir immédiatement un médecin. Naef impliquait désormais le maire, la Croix-Rouge et le FHD.

Avec le transfert des réfugiés vers la société civile et la fourniture de nourriture par la commune, dont le maire Tullio Camponovo a également fait campagne pour d'autres réfugiés, il a créé une publicité. Le comportement des miliciens a probablement également été influencé par l'attitude de la population frontalière ; celle-ci avait tendance à être hostile aux rejets. La lettre de Naef montre qu'il y avait des liens étroits avec le maire, qu'il était connu pour être un assistant dans de telles situations et que lui, ses assistants et le pasteur ont joué un rôle important dans tout le processus. Ces « bons samaritains », soit au total une quarantaine de familles sur environ 110 du village, avaient été formés à l'aide médicale en cas d'attaque contre la Suisse ; lorsque le flux de réfugiés vers la Suisse a augmenté, ils étaient également disponibles pour ce type d'urgence.

Le lieutenant Naef a gagné du temps avec cette action - temps qu'un jeune de 21 ans a utilisé à sa demande pour informer le consul néerlandais qui ensuite appela Berne. Il l'a fait derrière le dos de ses supérieurs militaires parce qu'il savait qu'il portait l'affaire au niveau de la politique étrangère. Cette stratégie a été couronnée de succès, car de toute évidence, les autorités bernoises ne considéraient pas l'expulsion de certains réfugiés comme des complications de politique étrangère. Avec cela, Naef alla à la limite de sa marge de manœuvre en tant que premier lieutenant, mais sans s'opposer ouvertement aux ordres.

Reste à savoir pourquoi il n'a pas dépassé ces limites et, comme le major, permis aux réfugiés d'entrer à ses risques et périls malgré les ordres de Chiasso. Naef a été très influencé par son éducation catholique - son attitude sociale et sa compassion humaine ont été associées à une forte croyance en l'autorité. La possibilité de renoncer à sa propre responsabilité vers le haut au sein de la hiérarchie militaire et la crainte de sanctions sont certainement d'autres motivations importantes.

À cet égard, un épisode survenu une semaine plus tôt, lorsque Naef a dû rejeter les réfugiés militaires italiens et qu'un conflit avec le major a éclaté, est révélateur : « si je ne peux pas pousser les Italiens à la frontière par la force des armes, il [le major] m'enfermera », écrivit le lieutenant de 30 ans à sa femme. Une seule fois, tard dans la soirée, il n'a pu résister aux supplications d'un Italien de 30 ans. Celui-ci lui a donné l'adresse de sa famille et une photo de sa femme avec trois petits enfants - Naef avait deux petits enfants - et lui a demandé d'informer la famille de son sort après le rejet : " J'ai ordonné à mes 2 soldats de le laisser entrer et j'ai dit que j'en prendrais la responsabilité".


L'engagement de Naef à protéger les réfugiés n'était pas un acte héroïque, mais plutôt un impératif de l'humanité et une conséquence de sa compassion. Comme le montrent de nombreux autres refus, ses actions n'étaient en aucun cas évidentes. Les réfugiés secourus savaient remercier Erwin Naef, car si les autorités responsables étaient allées au bout, ils auraient tous été ramenés. Cela montre que le discours sur les quotas d'admission et la compensation du nombre de réfugiés acceptés et rejetés obscurcit la réalité historique, à savoir : que le sauvetage de chaque réfugié devait être combattu contre la politique officielle - également par des hommes comme Erwin Naef, qui ont d'abord et avant tout fait leur devoir. Si Naef avait montré un peu plus de courage moral et de volonté personnelle de prendre des risques, il aurait pu être « enfermé » pendant quelques jours ; cependant, dans le même temps au moins dix personnes persécutées auraient été « perdues ».

Qu'avons-nous gagné à la lettre que le lieutenant Naef a écrite à sa femme en septembre 1943 et qui - ce qui n'est pas une évidence - a été préservée et mise à notre disposition, au regard de nos idées sur la politique des réfugiés de la Suisse pendant les années de guerre ? Ce document montre clairement que même à l'automne 1943, alors que le meurtre de masse systématique des Juifs était connu et que la défaite allemande se profilait, la politique officielle voulait par tous les moyens éloigner les réfugiés juifs (à quelques exceptions près). La résistance désespérée de ceux qui sont menacés de rejet était la seule chance d'être acceptée, à condition que ceux de l'autre côté qui étaient responsables de la mise en œuvre de la politique de rejet aient pitié d'eux. Le nombre de réfugiés admis qui en résulte n'est pas dû à une politique plus généreuse. Cela s'est également produit (en plus des entrées illégales, du soutien de filières d’évasion et de la résistance de certaines parties de la population dans les régions frontalières) parce qu'il y avait des soldats et des gardes-frontières au sein du travail défensif et de la chaîne de commandement qui ne fonctionnaient pas aussi bien que l'on pouvait l’attendre. Afin d'élargir et d'approfondir notre connaissance de ce qui se passe à la frontière ainsi que du fonctionnement de la chaîne de travail politique des réfugiés et des motivations et de la portée de l'action des hommes impliqués, il serait hautement souhaitable que d'autres documents de ce type soient mis au jour.


Spuhler, Gregor; Kreis, Georg: "Eine Woche im September 1943. Die Rückweisung und Aufnahme jüdischer Flüchtlinge im Tessin durch Oberleutnant Erwin Naef." Traverse: Zeitschrift Für Geschichte = Revue D'histoire, 2014/2, p. 131-146.

L'accueil des réfugiés en Suisse pendant la Seconde Guerre Mondiale, traduction de Nicolas Coursault.





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